Chapitre III
Le poil noir, le teint olivâtre et le nez fort, Peter Bald regardait le monde avec des yeux globuleux d’oiseau de proie et, derrière son front bas, il semblait sans cesse retourner des pensées mauvaises, parmi lesquelles la cupidité dominait. Il était grand et fort, mais la graisse, on le devinait à une certaine mollesse dans son maintien, avait enrobé ses muscles.
Ce matin-là, assis dans son magasin, parmi la foule des denrées européennes et des marchandises de traite, il inspectait, par la porte ouverte, le wharf où, peu de temps auparavant, le steamer de la N’Golo venait de s’amarrer.
— Que diable cet ivrogne de Chest peut-il bien fabriquer ? maugréa-t-il. Cette miss Hetzel a déjà débarqué et s’en est allée avec ce maudit Wood – que Satan emporte ! – et lui ne se montre pas. Il aura sans doute rencontré une bouteille de whisky sur son chemin et n’aura pu résister à la tentation de lui murmurer quelques mots à l’oreille…
Selon toute évidence, Bald commençait sérieusement à s’impatienter quand, soudain, une silhouette apparut dans l’encadrement de la porte. C’était celle d’un homme de taille moyenne, maigre et aux cheveux d’un blond filasse. Une barbe de plusieurs jours couvrait ses joues creuses et son nez plébéien avait depuis longtemps pris la teinte carminée d’une fraise mûrissante. Des loques crasseuses couvraient son corps décharné. D’une démarche hésitante, un peu oblique, il traversa le magasin et s’approcha de Bald. Quand il fut à deux mètres, il s’arrêta et porta la main à son sourcil droit, en un salut vaguement militaire.
— ’Jour, Patron…
L’œil mauvais, Peter Bald le considéra.
— D’où venez-vous, Chest ? demanda-t-il enfin. Vous n’étiez pas sur le bateau à l’arrivée et, à vous voir, on dirait que vous avez marché pendant des jours à travers la jungle…
Le dénommé Chest prit un petit air contraint. Les coins de sa bouche fine, sans lèvres, s’abaissèrent en une expression amère.
— Si j’étais pas sur le bateau à l’arrivée, j’y étais au départ, Patron. J’avais tout de suite repéré la d’moiselle blonde dont vous m’aviez parlé, la fille de ce professeur quéqu’chose, et la nuit dernière, comme elle était à l’arrière, où qu’y semblait y avoir personne d’autre qu’elle et moi, j’lui ai sauté d’sus. Alors…
Chest s’arrêta de parler et son expression se fit plus amère encore. Saisissant la truffe rouge de son nez entre le pouce et l’index, il se mit à la triturer en signe d’embarras.
— Alors ?… insista Peter Bald.
— Alors, un type que j’avais pas vu est sorti de l’ombre et s’est mis à jouer les chevaliers servants. Un type coriace, qu’avait pas peur d’un couteau et j’ai été obligé, pour lui échapper, de sauter dans la flotte. Chest n’est sans doute pas bon à grand-chose, comme vous dites toujours, mais il sait nager, et j’ai pu échapper aux crocos… Presque aussitôt, j’ai rencontré Brownsky qui rentrait à Walobo à bord de sa pétrolette, et me v’là…
Peter Bald secoua la tête avec colère.
— Décidément, vous ne serez jamais bon à rien d’autre qu’à lamper votre whisky, Chest. Je parie que vous avez encore été ivre tout le temps de la traversée…
Chest porta la main à sa poitrine en un geste théâtral, et dit d’une voix appropriée :
— Ivre ?… J’vous donne ma parole, Patron, qu’j’ai pas bu un verre de toute cette sacrée soirée. Enfin, euh… presque…
Le trafiquant semblait habitué aux serments mensongers de son employé. Aussi continua-t-il, sans paraître y prêter grande attention :
— Au lieu d’attaquer miss Hetzel sur le pont, vous auriez dû fouiller sa cabine, comme je vous en avais donné l’ordre…
— J’sais bien, Patron, mais c’était calé avec le monde qu’y avait sur le pont des premières. Alors, je m’suis dit comme ça que, si la p’tit’dame avait un papier précieux en sa possession, elle devait le porter sur elle. J’ai attendu qu’elle soit seule à l’écart, et…
— Et vous êtes tombé sur le gars coriace dont vous venez de me parler…
L’ivrogne eut un geste d’impuissance.
— C’est ça tout juste, Patron, dit-il encore. Ah, si jamais je l’retrouve, ce type-là, j’lui conseille de pas m’tourner l’dos…
Mais Peter Bald ne semblait guère se soucier des projets de vengeance de son acolyte. Entre ses doigts épais, il tournait et retournait machinalement une petite breloque faite d’une griffe de léopard attachée à une chaîne d’or fixée à sa ceinture.
— Le type en question était-il un grand gaillard aux cheveux coupés en brosse, et ayant l’air de ne pas avoir froid aux yeux ?
— C’est lui, Patron, répondit Chest avec un mouvement de tête affirmatif. J’aime autant vous dire que, si j’le retrouve…
— Vous ne devrez pas courir loin, mon vieux Chest. Il doit encore être à Walobo pour le moment car, tout à l’heure, il est descendu du bateau en compagnie de miss Hetzel. Allan Wood était sur le quai et semblait les attendre. Ensuite, ils se sont dirigés vers la maison de Wood…
Cette fois, Chest fit la grimace.
— Je croyais pourtant, Patron, qu’votre ami de Vienne, celui-là qui vous a annoncé la venue de la p’tit’Hetzel, vous avait recommandé à elle. Si Wood est dans l’coup, adieu les diamants !…
— Qui sait, fit Bald avec un mauvais sourire. Il nous suffira de suivre, en prenant soin de ne pas être aperçus, le safari de notre ami Wood… Quand celui-ci nous aura conduits aux diamants, nous n’aurons plus qu’à nous servir…
Chest eut un sourire de mauvais augure.
— Et si j’comprends bien, Patron, quand les diamants seront à nous, pour Wood et les autres, ce sera « couic »…
Du doigt, l’ivrogne mima le geste de trancher la gorge à quelqu’un. Peter Bald se mit à rire à son tour, du même rire sinistre.
— Tout juste, Chest, tout juste…
Mais, presque aussitôt, le visage du forban redevint sérieux. Ses regards semblèrent se fixer sur un point situé au-delà de la porte.
— Une minute, dit-il. Ou je me trompe fort, ou voilà miss Hetzel qui rapplique de ce côté…
Chest se retourna et, à son tour, regarda au-dehors.
— C’est bien elle, Patron. Pas d’erreur, elle se dirige bien par ici…
— Passe derrière, Chest, fit Bald d’une voix hâtive. Elle pourrait te reconnaître…
Chest secoua la tête.
— Rien à craindre, dit-il. Faisait sombre à l’arrière du bateau, et j’ai assailli la belle enfant par-derrière. Ah, si c’était le type aux cheveux en brosse, je n’dirais pas qu’y pourrait pas me reconnaître, çui-là. On s’est un peu r’gardés dans l’blanc des yeux tous les deux…
Les dernières paroles de Chest eurent pour seul résultat de raviver la mauvaise humeur de Peter Bald. Ce dernier se dressa et saisit l’ivrogne par le col de sa chemise.
— Je t’ai dit de filer, fit-il d’une voix menaçante. Passe derrière, et va mettre des vêtements décents… Viens seulement si je t’appelle…
— O.K. Patron, O.K. Faut pas vous énerver. Chest est pas contrariant, vous l’savez…
Quelques instants plus tôt, il eût aimé être présent lors de l’entrevue entre Peter Bald et Leni Hetzel mais, au moment où son maître l’avait saisi par le collet, il avait aperçu sur une table, dans la pièce voisine, une bouteille de whisky à moitié pleine. Et cela avait suffi à apaiser sa curiosité, sinon sa soif…
*
* *
Leni Hetzel s’était arrêtée devant la grande bâtisse de bois, au toit de tôle ondulée et au fronton de laquelle était écrit, en hautes lettres noires : « PETER BALD – GENERAL STORE ». Pendant un long moment, la jeune fille considéra cette enseigne puis, d’un pas décidé, gravit les quelques marches menant à la galerie, traversa celle-ci et entra résolument dans le magasin.
À son approche, l’homme au teint olivâtre cessa de jouer avec la breloque fixée à sa ceinture. Il se leva et demanda d’une voix neutre :
— Que puis-je pour vous, Miss ?
— Je désirerais parler à Monsieur Peter Bald…
L’homme eut une légère inclination de la tête.
— Je suis Peter Bald, pour vous servir, fit-il.
La jeune Autrichienne lui tendit la main, en disant :
— Mon nom est Leni Hetzel, et je vous suis envoyée par un ami à vous, Otto Munch, de Vienne…
À l’énoncé de ces deux noms, le visage de Peter Bald s’éclaira, comme s’il se rappelait soudain.
— Leni Hetzel, dit-il, je me souviens… Otto m’a écrit à votre sujet voilà plusieurs semaines déjà. Si je ne m’abuse, vous voudriez gagner la région de la rivière Sangrâh pour en ramener… des ossements de lézards morts voilà des millions d’années…
La jeune fille ne parut guère s’apercevoir de l’hésitation de son interlocuteur au cours de cette dernière phrase.
— C’est bien cela, fit-elle de la même voix égale. À vrai dire, avant de venir vous trouver, j’ai engagé des pourparlers avec un chasseur professionnel, Allan Wood, que vous connaissez sans doute. Il m’avait été recommandé par un vieil ami de mon père, alors qu’Otto Munch était seulement une très vague connaissance rencontrée à deux ou trois reprises chez une voisine…
Peter Bald sourit de façon apaisante.
— Il est inutile de vous excuser, Miss Hetzel. Il n’est pas question ici de ménager ma susceptibilité. Si vous avez parlé à Allan Wood avant de venir ici, c’est que vous l’avez jugé bon. Allan Wood connaît très bien la jungle et…
Mais Leni Hetzel secoua la tête.
— Je n’ai pu m’entendre avec lui, dit-elle. Selon monsieur Wood, toute la région de la rivière Sangrâh serait occupée par les Hommes-Léopards, et tenter d’y pénétrer serait courir à une mort certaine…
— Wood exagère, fit Peter Bald. Certes, il y a du danger, mais les Aniotos y regarderont à deux fois avant de s’attaquer à un safari bien armé… Naturellement, une telle expédition vous reviendra…
— Je compte vous offrir mille livres à titre personnel, glissa Leni. Mille livres auxquelles viendront, bien entendu, s’ajouter tous les autres frais…
Le trafiquant dodelina doucement de la tête.
— Mille livres, c’est une belle somme, naturellement, concéda-t-il. Mais ce n’est pas parce que je viens de minimiser les dangers de l’entreprise que ceux-ci ne demeurent pas. Avec de la chance, nous passerons. Avec de la malchance, au contraire… Disons quinze cents livres pour mon compte personnel, et je suis votre homme.
En lui-même, Bald pensait : « Pour être conduit vers les diamants, j’accomplirais bien ce voyage gratuitement, mais cela éveillerait assurément la méfiance de miss Hetzel. Mieux vaut donc feindre des exigences, quitte à baisser mon prix par la suite… »
Mais Leni ne paraissait pas décidée à discuter, et son empressement à accepter ses conditions parut à Peter Bald de bon augure.
— D’accord pour quinze cents livres, Monsieur Bald. Quand pourrons-nous partir ?…
Le forban ne répondit pas immédiatement. Il songeait :
« Vous me semblez bien pressée, ma petite dame, pour quelqu’un partant seulement à la recherche d’ossements de vieux lézards… Les diamants serviraient de meilleur prétexte. Mais je comprends pourtant que vous préfériez, pour le moment du moins, cacher la raison réelle de votre voyage… »
— Il nous faut trouver des porteurs, dit-il, des porteurs qui voudront bien nous accompagner au pays des Bakubis… J’ai un ami qui, peut-être, pourra m’aider. Avec un peu de chance, nous pourrons partir demain à l’aube. Mais, avant tout, vous devez me révéler le but exact de notre expédition, car il me faudra prendre des dispositions en conséquence.
Pendant un instant, Leni hésita. Le personnage ne lui était guère sympathique, et elle eût préféré s’entendre avec Allan Woods. Pourtant, depuis le refus de ce dernier, elle n’avait plus guère le choix. Rapidement, elle se mit à faire à Peter Bald le même récit qu’à Morane et à Wood. Quand elle eut terminé, elle tira de sa poche la copie du manuscrit de Lewis Porker et le tendit à son interlocuteur. Ce dernier lut avec avidité. Pourtant, à la fin de sa lecture, il se sentit déçu.
— Est-ce tout ? interrogea-t-il.
— C’est tout. Le reste du texte a été dévoré par les termites…
« Les termites, mon œil ! pensa Bald. Il est aisé de faire des coupes dans un texte, puis d’en accuser les termites… » Deux passages du texte en question avaient pourtant retenu son attention. « C’est au fond de cette vallée, que je baptisai aussitôt du nom de « Vallée des Brontosaures », que nous découvrîmes l’entrée d’un étroit défilé… » Qu’est-ce que c’était que cet étroit défilé, où menait-il et qu’est-ce que Porker et Cutter y avaient découvert ? Plus loin, le texte disait encore : « … j’ai interdit à Cutter d’emporter quoi que ce soit avec lui. Ce qu’il nous faut avant tout, c’est sauver nos vies. Le reste viendra plus tard. » Quelle pouvait être cette chose que Porker interdisait à son compagnon d’emporter, et qui viendrait plus tard ? À coup sûr, il ne s’agissait pas des ossements de lézards géants, car Cutter n’était pas homme à s’intéresser à ce genre de choses. De quoi s’agissait-il alors ? Bien sûr, Peter Bald avait son idée là-dessus… Pourtant, il ne jugea pas utile d’insister. Leni Hetzel devait en savoir plus long qu’elle ne le disait et, quand on serait parvenus à la Vallée des Brontosaures, elle serait bien obligée de dévoiler ses plans réels.
Lentement, Peter Bald se leva.
— Je vais voir l’ami dont je vous ai parlé, dit-il. Mon employé s’occupera de vous pendant mon absence…
Il se tourna vers la pièce attenante et cria :
— Chest !…
La porte s’ouvrit presque aussitôt et Chest apparut, vêtu cette fois d’une chemise et d’un pantalon de toile fraîchement empesés. D’un revers de main, il essuya le whisky perlant encore à ses lèvres, et il demanda d’une voix candide :
— M’avez appelé, Patron ?
Au son de cette voix, Leni Hetzel n’eût pu songer un seul instant qu’il s’agissait là de ce même homme qui, la nuit précédente, l’avait assaillie sur le pont du steamer.
Peter Bald s’était tourné vers la jeune fille, pour dire ensuite à l’adresse de Chest :
— Miss Hetzel est notre hôte. J’ai une affaire à régler avec Brownsky, et je te la confie jusqu’à mon retour…
Le trafiquant s’inclina courtoisement devant la jeune fille et gagna le dehors…